Entretien avec Sœur Emmanuelle : « C’est beau, tu sais, de vieillir »

Entrée dans sa centième année, Sœur Emmanuelle aborde dans la paix le dernier versant d’une existence si féconde. Aux lecteurs de Panorama, elle offre un joli bouquet spirituel…

BERTRAND REVILLON : Alors, Sœur Emmanuelle, comment allez-vous ?
SŒUR EMMANUELLE : Tu le vois, Bertrand : je suis entrée dans la grande vieillesse. Désormais, ma vie dépend des autres. Je ne m’appartiens plus. Si personne ne me donne le livre là sur le meuble, je ne peux pas l’attraper. Je vis la plupart du temps entre les quatre murs de cette chambre. La Sœur Emmanuelle qui écrivait des livres, donnait des conférences, parcourait le monde et passait à la télé, tout cela, c’est fini…

Des regrets ?
Je n’ai pas une once de nostalgie ! Je ne me suis jamais sentie aussi pauvre, physiquement, psychologiquement, et, d’une certaine manière aussi, spirituellement. Mais je crois aussi n’avoir jamais été aussi heureuse. C’est beau, tu sais, de vieillir…

Vraiment ?
Je suis comme un poussin sans plumes. Avant, j’avais des plumes, je voulais avoir plein de plumes, il m’arrivait même de me gonfler le plumage. Cela m’allait plutôt bien d’être Sœur Emmanuelle. La notoriété, le succès : Ah !, la belle affaire ! Aujourd’hui, je suis déplumée, dénudée. C’est merveilleux ! Il m’a fallu une vie entière pour découvrir une vérité : Dieu nous aime à la mesure de notre pauvreté. Comme disait saint Jean de la Croix : si nous voulons le Tout, il nous faut accepter le Rien, consentir à ne rien avoir. La grande vieillesse, c’est la pauvreté totale. Je sais que je ne peux plus rien faire par moi-même et qu’il me faut me laisser faire par l’amour de Dieu,

La fragilité est un chemin vers Dieu ?
Il nous faut nous « désarmer », disait le patriarche Athenagoras. A mon âge, on n’a plus de projet, on ne rêve plus, on ne se laisse plus « divertir » au sens ou Pascal parlait du « divertissement », cette tentation que nous avons toute notre vie de nous détourner de l’essentiel. Le petit poussin sans plumes découvre combien il est enveloppé, porté par l’amour infini de Dieu. Etre certaine qu’il y a Quelqu’un qui m’aime, qui me regarde avec compassion et tendresse malgré toutes mes faiblesses : quel bonheur ! La miséricorde de Dieu est infinie. Quel beau mot, « miséricorde » : le Seigneur vient nous rejoindre au cœur de notre misère… Plus j’avance en âge, plus je me sens « misérable », dans le sens où je manque d’amour, de sens de la fraternité, d’intelligence face au mystère de Dieu. Je ne dirige plus rien, je ne possède rien. Je peux enfin me laisser glisser, comme une petite goutte d’eau, dans le grand fleuve de l’amour. Alors, tu comprends, je ne suis pas du tout triste d’entrer dans ma centième année. Bien au contraire : j’ai tout le temps envie de chanter et, si je le pouvais, je danserais pour le Seigneur !

Il faut accepter de « diminuer », de s’effacer pour que Dieu grandisse en nous ?
Je crois que le grand travail d’une vie consiste à se désemplir. Nous sommes tellement pleins de nous-mêmes ! Il faut se délier. Nous sommes tellement ligotés par nos manières de penser, de voir. Nous sommes entravés. Les gens vraiment libres sont rares. Ce n’est pas simple de se libérer de soi-même. Il faut laisser tomber les peaux de l’orange, une à une, laisser tomber, encore et toujours. On arrive un jour à quelque chose de très ténu, de très fragile. Je ne me suis jamais sentie aussi pauvre. Cette pauvre Sœur Emmanuelle est là, seule – bien que très entourée – dans un désert. Je me sens « désert ». Mais c’est au désert que Dieu parle et convertit le cœur de l’homme. Alors, je ne suis pas triste. Je suis heureuse, tellement heureuse ! Je n’imaginais pas que Dieu m’aimait autant, qu’il aime autant chacune et chacun d’entre nous. Tu te rends compte ? C’est incroyable : Dieu nous aime infiniment, avec une infinie tendresse, qui que nous soyons ! Nous, les hommes, nous voulons bien aimer, mais prioritairement et souvent exclusivement celles et ceux qui nous aiment. Dieu, lui, aime tout le monde, chacun personnellement, sans calcul, sans certitude d’être aimé en retour, il aime sans condition, à commencer par les moins « aimables ». Non, mais tu te rends comptes !!!

Ressusciter…
… C’est marcher toujours plus avant vers la pauvreté et l’humilité du cœur. Il faut accepter de ne plus s’appartenir, de ne plus tenir le gouvernail de sa vie pour laisser l’être de Dieu envahir notre néant. Lorsque, à Noël, nous faisons mémoire de l’Incarnation, on ne dit pas autre chose : Dieu, l’Infini Grand, l’Amour absolu, vient habiter notre néant. Je commence enfin à comprendre un peu ce beau mystère : Dieu vient habiter mon néant. Je suis dans la mesure où je le laisse habiter en moi. On va tous vers lui pour être en lui, et lui en nous, de plus en plus. C’est cela la résurrection. C’est lui qui ressuscite en nous. Dans sa Résurrection, il y a la résurrection de toute l’humanité. Ce n’est pas tellement l’homme qui ressuscite, c’est le Christ ressuscité qui pénètre en notre cœur de plus en plus. C’est de l’intérieur de notre cœur qu’il nous tire vers sa résurrection. Mystère joyeux de Noël : Dieu le Tout-Puissant vient naître dans la pauvreté absolue de notre cœur. Est-ce que tu te figures cette chose inimaginable : un être humain peut, dans son vide, dans son néant, dans sa vacuité, être habité par la transcendance ! Dieu remplit tout!

Mourir…
Franchement, je te le dis, je n’ai pas peur de mourir ! J’entre dans ma centième année, j’ai eu une vie passionnante, je crois qu’il est bientôt temps d’aller voir mon Seigneur. Mourir, ce n’est pas triste. Mourir, pour un chrétien, devrait être le plus beau jour de la vie. Lorsqu’on meurt, on tombe, comme un enfant, dans les bras de son père. Quelle joie de marcher vers cette ultime rencontre ! Ce qui me fait peur, c’est l’agonie. Je ne sais pas comment j’y ferai face si j’y suis un jour confrontée. La mort, c’est un grand coup : Crac ! Et c’est enfin le jour qui se lève, enfin la vraie Lumière. Mais l’agonie … Je me récite souvent le « Je vous salue Marie » et je médite particulièrement ces mots : « Sainte Marie, Mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pêcheurs, maintenant et à l’heure de notre mort ». Je crois que Marie, le moment venu, vient nous aider de sa tendresse de mère, de sa prière de mère. Elle nous aide, le moment venu, à marcher résolument et joyeusement vers son Fils.

Cette… « divine rencontre »,vous en êtes absolument sûre?
Oh, oui, j’en suis sûre ! Pas comme je te vois ! C’est une autre forme de certitude qui est plus collée à l’être ; pas quelque chose d’extérieur, de physique ; pas non plus une déduction mathématique. Je ne sais pas l’expliquer, mais je suis certaine que le Seigneur m’attend comme il attend chacune et chacun d’entre nous. La nuit, les vieux ne dorment pas beaucoup. Lorsque je me réveille, je sens qu’il est là, à mes côtés. Ma prière est devenue toute simple. Je ne sais pas si je sais regarder le Seigneur, mais je sais que lui me regarde. Alors, je réponds à son amour. Comment ne pas répondre à tant d’amour ? Je me laisse couler en Dieu, je m’abandonne. C’est beau de vivre. Le Christ va me prendre dans sa joie !

(« Extrait d’une conversation à Panorama. Décembre 2007) – HORS-SÉRIE PANORAMA

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